Deux personnes sont frappées par une même balle courbe dont seule la vie a le secret ; pensons à une banale rupture amoureuse. La première vit « bien » cet événement, mais pas la seconde, qui sombre dans une profonde dépression teintée de pensées suicidaires. Pourquoi? Selon Frédérick Philippe, professeur au Département de psychologie de l’Uni- versité du Québec à Montréal (UQAM) et titulaire de la Chaire de recherche stratégique sur la mémoire, les événements aversifs et la santé mentale, c’est au chapitre de l’encodage de cet épisode dans la mémoire que se différencient ces deux êtres.
« Ce souvenir autobiographique se lie avec d’autres souvenirs demeurés ancrés dans la mémoire pour former un récit de vie dont on tire du sens. Cette réactivation [de vieux souvenirs] peut entraîner un déséquilibre dans le fonctionnement psychologique d’une personne si elle a trait à des souvenirs d’autres événements douloureux vécus dans le passé », explique le chercheur. Ces associations faites par l’hippocampe, siège de la mémoire dans le cerveau, ne sont pas toujours terre à terre. Elles s’avèrent parfois symboliques, voire singulières; un sous-sol inondé peut ainsi évoquer la relation conflictuelle avec le père, par exemple.
Si la nature des expériences antérieures importe, la manière dont elles ont été régulées compte aussi. Les événements auxquels on évite de penser parce qu’ils suscitent des émotions négatives se révèlent tout particulièrement nocifs.
« Lorsque ces souvenirs non élaborés sont réactivés, ils peuvent nous perturber à nouveau, souligne Frédérick Philippe. C’est là qu’on voit sortir des problèmes de santé mentale. » La dépression et l’anxiété, pour ne citer qu’elles, coûtent chaque année 10 000 milliards de dollars américains (12 500 milliards de dollars canadiens) à l’économie mondiale, selon l’Organisation mondiale de la santé.
Dans ses travaux, Frédérick Philippe se penche notamment sur le degré d’intégration des souvenirs dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Ce traumatisme collectif, comparable à bien des égards à une catastrophe naturelle, engendre des troubles de santé mentale dans la population. Afin de vérifier dans quelle mesure la faible intégration d’événements chargés du passé peut prédire ces problèmes — comme le trouble de stress post-traumatique (TSPT) —, le chercheur et son équipe suivent un échantillon de 1000 personnes depuis mai 2020.
« Nous avons interrogé les participants sur leurs réseaux de souvenirs à quelques reprises. Il faudra néanmoins attendre la fin de la pandémie avant de confirmer l’ensemble de nos hypothèses », dit le professeur. À terme, cette recherche pourrait ouvrir la porte à des approches de prévention inédites utilisées auprès des gens plus à risque de développer des problèmes de santé mentale : « Il existe des techniques de reconsolidation qui permettent de réduire l’intensité de souvenirs douloureux et, ainsi, de reconfigurer la mémoire. Nous pensons qu’elles pourraient être déployées en première ligne. »
Soigner par l’image
La mémoire, il faut le dire, n’est pas fixe. Des découvertes en neurosciences effectuées dans les deux dernières décennies ont au contraire démontré qu’elle est en constante reconstruction. « Chaque fois qu’on la réactive, on la façonne et on la transforme. L’évitement des émotions douloureuses associées par exemple à un traumatisme empêche néanmoins ce processus », affirme Sophie Boudrias, professeure en art-thérapie et responsable de la formation pratique au sein de l’Unité d’enseignement et de recherche en sciences du développement humain et social de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT).
L’une des caractéristiques des sou- venirs de nature traumatique est qu’ils repassent souvent en boucle, de manière perceptuelle et associative. Ainsi, une victime d’un agresseur qui portait un chapeau au moment où il a commis son crime court le risque de revivre l’événement à la vue d’un couvre-chef similaire. C’est la porte d’entrée plutôt inusitée qu’emprunte Sophie Boudrias dans ses recherches sur la psychothérapie par l’art, et plus précisément par l’image. « L’image permet d’accéder à des dimensions autres que conceptuelles », constate-t-elle.
La chercheuse mène depuis l’automne dernier un projet de recherche-action à ce sujet auprès d’une dizaine de participants. À la suite d’une entrevue préliminaire, elle les accompagne pendant cinq séances de psychothérapie, au cours desquelles ils dessinent le contenu de leurs rêves chargés en émotions. Le but : identifier les souvenirs traumatiques associés à ces images. Les volontaires sont ensuite invités à modifier leurs œuvres, ce qui prépare le terrain à la transformation de leurs réponses émotionnelles et comportementales apprises.
« Ce sont des travaux encore très exploratoires, avertit Sophie Boudrias. Cela étant dit, si je me fie à mes premiers résultats, l’approche est très prometteuse. » Parmi ses avantages, il y a celui de la durée d’activation de la mémoire dite émotionnelle. « Une fois les souvenirs réactivés, il faut composer et rester en contact avec eux pendant un certain temps ; une dizaine de minutes au moins. La simple réactivation ne suffit pas », spécifie celle qui compte une quinzaine d’années d’expérience à titre de psychologue clinicienne.
Autre avantage de l’image : elle permet de mesurer l’évolution du client au fil de la thérapie. « D’une séance à l ’autre, il est de nouveau mis en contact avec les dessins qui suscitaient jadis de fortes émotions chez lui. La diminution de la réponse émotionnelle, voire son absence complète, peut alors être interprétée comme un succès du processus de reconsolidation thérapeutique », analyse celle qui entame sa carrière universitaire. Si tout va bien, les résultats de ces travaux seront dévoilés d’ici la fin de l’année.
Une autre manière de mettre un événement traumatique derrière soi est d’en discuter ouvertement. On peut par exemple demander à la victime de décrire à voix haute chacun des détails de l’épisode, même les plus horribles, afin de reconstituer le fil de l’histoire. C’est ce en quoi consiste la psychothérapie cognitivo-comportementale axée sur le traumatisme, à laquelle la psychologue Suzie Bond, professeure au Département Sciences humaines, Lettres et Communication de l’Université TÉLUQ, et sa collègue Béatrice Pudelko, du Département Éducation de ce même établissement d’enseignement, s’intéressent.
Certains chercheurs avancent que les victimes de TSPT éprouvent un problème avec l’inscription de l’événement traumatique dans la mémoire à long terme. Le souvenir se retrouve donc en suspens.
« Cette dissociation, qui est un mécanisme de protection, constitue paradoxalement un des trois principaux facteurs de prédiction du développement d’un TSPT », expose Suzie Bond. La psychothérapie axée sur le traumatisme fait passer ce dernier dans la mémoire à long terme, et il devient alors ce qu’il devrait être in fine : un souvenir douloureux, mais seulement un souvenir.
Bien qu’éprouvante pour les victimes, cette exposition au souvenir du traumatisme s’avère nécessaire. On estime qu’environ 10 % des personnes qui ont fait face à la mort, à des blessures graves ou à la violence sexuelle développent un TSPT. Pire encore : elles sont ensuite « prises » avec lui parfois des décennies après le traumatisme, puisque les cas de rémission spontanée sont anecdotiques.
« Dans leur quotidien, les victimes ont l’impression de revivre l’événement "comme si c’était hier" 10, 20, voire 30 ans après les événements », déplore Suzie Bond.
Elle poursuit : « Le problème est que ce traitement [la psychothérapie cognitivo-comportementale axée sur le traumatisme] est peu accessible, en raison du faible nombre de cliniciens formés pour le dispenser. Des victimes me contactent régulièrement pour me supplier de les prendre en consultation, ce à quoi je ne peux obtempérer. Les journaux sont remplis de cas de TSPT. » Avec sa collaboratrice Béatrice Pudelko, spécialiste de la technologie éducative, Suzie Bond a donc récemment entrepris de monter une formation en ligne asynchrone sur la psychothérapie axée sur le traumatisme destinée à tous les professionnels de la santé qui sont en mesure de l’offrir : psychologues, infirmières spécialisées, médecins, etc.
Le défi est considérable. C’est que les intervenants marchent sur un terrain miné avec les victimes de TSPT... La psychothérapie axée sur le traumatisme peut même se révéler dommageable si elle est mal faite. « On peut l’assimiler à une opération à cœur ouvert, mais avec des souvenirs explosifs », illustre la chercheuse. C’est pourquoi le projet, financé par la Croix-Rouge canadienne, comparera deux groupes de cliniciens : un qui reçoit une formation en ligne et un autre qui fait de même, mais avec la supervision d’un expert en traumatisme. « Si nos résultats sont concluants, la formation sera diffusée en anglais et en français partout au Canada », conclut Suzie Bond.
Source :
Maxime Bilodeau
La recherche dans le réseau
de l'Université du Québec
Québec Science
Avril-mai 2022, p. 3-5