Un projet d’Héma-Québec auprès des hommes gais sexuellement actifs fait l’objet d’une étude.
La communauté gaie est mobilisée depuis longtemps sur l'épineuse question du don de sang. Entre 1986 et 2013, il était impossible pour un homme ayant eu ne serait-ce qu'une relation sexuelle avec un autre homme depuis 1977 de faire un don. Au cours des dernières années, les critères ont été assouplis. En juin dernier, Santé Canada a autorisé le don de sang pour les hommes gais ayant été abstinents depuis au moins trois mois. «Il s'agit d'une avancée intéressante, mais la communauté gaie déplore que l'on mette tous ses membres dans le même panier, plutôt que d'évaluer l'éligibilité sur une base individuelle en tenant compte des comportements réels», souligne la professeure du Département de sexologie Joanne Otis.
Santé Canada est l'instance réglementaire qui encadre les activités d'Héma-Québec et de la Société canadienne du sang. En réponse à la demande formulée par le gouvernement Trudeau, les deux organismes souhaitent désormais revoir la politique de don de sang en se basant sur les plus récentes données scientifiques. C'est dans cette optique qu'Héma-Québec considère la possibilité de permettre aux hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes de donner leur plasma sanguin sous certaines conditions. «Nous avons réalisé une étude dont l'objectif était de jauger l'acceptabilité sociale et les conditions de faisabilité d'un tel projet auprès de la communauté des hommes gais», précise Jessica Caruso (M.A. sexologie, 2012), l'agente de recherche et de planification qui a coordonné le projet avec Joanne Otis. Un article faisant état de leurs résultats a été publié récemment dans Vox Sanguinis.
Le don de plasma
Moins connu que le don de sang, le don de plasma est tout aussi important. Riche en protéines, le plasma est utilisé pour fabriquer des médicaments pour les personnes aux prises avec un système immunitaire déficient et pour traiter de nombreuses autres maladies, notamment en neurologie. La technique qui est utilisée pour le don de plasma est l'aphérèse, au cours de laquelle le sang du donneur passe dans un appareil qui sépare le plasma, récupéré dans un sac de prélèvement, des autres composants sanguins, retournés au donneur. Le plasma est ensuite envoyé dans un laboratoire spécialisé où il est fractionné pour en extraire les différents composants. On peut donner du plasma beaucoup plus souvent que du sang, c'est-à-dire tous les six jours (un homme peut donner du sang tous les 56 jours et une femme tous les 84 jours).
Le projet envisagé par Héma-Québec est le suivant: permettre aux hommes gais séronégatifs qui n'ont jamais eu l'hépatite B ou C de donner du plasma sanguin – en autant que les donneurs se conforment aux autres critères d'éligibilité de l'organisme. Chaque don de plasma sera conservé en quarantaine pour une période comprise entre deux et quatre mois, après laquelle le donneur sera invité à revenir pour se faire tester et effectuer un autre don, s'il le désire. Si les tests sanguins s'avèrent négatifs, le plasma sera alors envoyé pour le fractionnement. «Cette procédure éliminerait le risque de recueillir un don de plasma durant la "période silencieuse" au cours de laquelle une personne peut être infectée sans le savoir», explique Joanne Otis. «Cela dit, le processus de fractionnement élimine à toutes fins utiles les risques de contamination liés au VIH et aux autres virus et agents pathogènes», précise Jessica Caruso.
Des avis ambivalents
Dans le cadre de leur étude, à laquelle collaboraient d'autres partenaires, Joanne Otis et Jessica Caruso ont mis sur pied 7 groupes de discussion avec 47 hommes gais sexuellement actifs. «Nous leur avons présenté en quoi consistait la procédure de don de plasma, le projet envisagé par Héma-Québec, puis nous avons recueilli leurs impressions», relate Jessica Caruso.
La majorité des participants sont ambivalents, révèlent les deux chercheuses. «D’un côté, plusieurs mentionnent les bénéfices de nature altruiste liés au don de plasma – aider les autres, sauver des vies – ainsi que les effets positifs sur la communauté gaie, notamment la possibilité d'inclure éventuellement les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes dans les programmes de don de sang, sans clause d'abstinence sexuelle, et ainsi reconnaître leur contribution potentielle au bien-être des autres citoyens, rapporte Jessica Caruso. D'un autre côté, ils déplorent que leur sang soit "jugé moins bon" et assujetti à la période de quarantaine proposée dans le projet.»
Tous les critères de don de sang d'Héma-Québec sont discriminatoires, rappelle Joanne Otis. Par exemple, on ne peut pas donner du sang si on a déjà consommé des drogues par voie intraveineuse, si on s'est fait tatouer depuis moins de trois mois ou si l'on a voyagé récemment dans un pays à risque de certaines maladies. Les nombreux critères sont revus et évalués régulièrement, de manière à assurer la sécurité des donneurs et des receveurs. «Tout cela, les participants à notre étude le comprennent très bien, mais comme ils fonts partie d'une communauté qui a été marginalisée et ostracisée depuis des siècles, qui vit de l'exclusion à répétition et qui est encore victime de préjugés dans le système de santé, ils perçoivent la période de quarantaine comme un irritant. Cela leur rappelle la différence de traitement dont ils sont victimes en raison de leur orientation sexuelle.»
Forte de plus de 30 ans de recherche auprès de la communauté gaie, Joanne Otis comprend tout à fait les sentiments exprimés par les participants. «La tête et le cœur ne perçoivent pas le projet de la même façon, résume-t-elle. Ils reconnaissent rationnellement que le projet constitue une avancée vers une nouvelle politique de don de sang, mais leurs valeurs d'égalité et de justice sociale sont à nouveau bousculées. Peut-on les blâmer? Mes recherches démontrent qu'entre 75 % et 80 % des hommes gais n'ont pas de pratiques à risque. Pourquoi deux hommes séronégatifs, en couple depuis 20 ans, qui n'ont pas de partenaires multiples, ne pourraient-ils pas donner du sang comme tout le monde?»
L'étude visait également à évaluer les conditions dans lesquelles les hommes aimeraient voir le projet implanté, le cas échéant. «Je croyais qu'ils préféreraient avoir un lieu à eux pour le don de plasma, mais je me trompais, révèle Joanne Otis. Le contexte social a changé et les hommes gais d'aujourd'hui veulent donner leur plasma au même endroit que les autres citoyens, ou alors dans une clinique gay friendly ouverte à tous, en étant assurés que le personnel est bien formé pour les recevoir et les accueillir sans jugement.»
Les suites du projet
L'étude pilotée par Joanne Otis et Jessica Caruso s'inscrit dans la première phase de recherches financées par Héma-Québec et la Société canadienne du sang. «Plusieurs de ces projets sont de nature épidémiologique et visent à mieux évaluer le risque que représentent les différentes pratiques sexuelles des hommes gais, cela afin d'ajuster les critères discriminatoires appliqués lors du don de sang et de plasma», note Joanne Otis.
Les deux chercheuses aimeraient poursuivre leurs travaux en y intégrant le point de vue des receveurs, dont le lobby est très influent. «Quand on doit recevoir un produit sanguin sur une base régulière, on veut que ce soit sécuritaire. On ne peut pas accepter ne serait-ce que la moindre probabilité que le sang puisse être contaminé. C'est tout à fait légitime comme inquiétude et il faut que tout le monde participe aux discussions pour enrichir le débat», précise Joanne Otis.
Si les données des études épidémiologiques en venaient à démontrer l'inutilité de la quarantaine pour les échantillons de plasma des hommes gais, Jessica Caruso souhaiterait tester ce nouveau scénario auprès de groupes de discussion. «Je suis convaincue que cela susciterait une adhésion encore plus significative au projet», dit-elle.
D'ici là, Héma-Québec a pris acte des résultats de leur étude et du chemin à parcourir, affirme Joanne Otis. «Dans un contexte où les réserves de sang et de plasma sont insuffisantes, la communauté des hommes gais représente un potentiel de donneurs importants pour l'organisme, souligne-t-elle. Nous sentons que ses dirigeants souhaitent mieux comprendre les réalités des membres de la communauté afin de les approcher avec respect et sensibilité, notamment en termes de formation du personnel et des bénévoles. En ce sens, nos travaux pourraient également avoir un impact sur d'autres sous-groupes marginalisés.»
Source :
Service des communications
UQAM, 20 janvier 2020
Toutes les actualités de l'Université du Québec à Montréal >>>