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Le sens du devoir a survécu

Même en temps de pandémie, les gens soucieux du civisme sont plus portés à faire leur part pour autrui, montrent de récents travaux. Une bonne nouvelle pour la démocratie!

On l’a répété souvent au cours des derniers mois : il n’y a pas que le virus SRAS-CoV-2 qui a contaminé le monde ; ceux de la colère et de la méfiance se sont également propagés. Les institutions démocratiques sortiront-elles amochées de cette crise? Les citoyens conserveront-ils le même respect pour nos normes sociales? Contre toute attente, Allison Harell, professeure de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et spécialiste de l’opinion publique et des comportements électoraux, pose un diagnostic plutôt optimiste : la démocratie canadienne résiste assez bien à la pandémie.

Vous êtes une spécialiste des comportements électoraux. En temps normal, vous étudiez les attitudes et les préférences des électeurs ainsi que le vote des femmes. En quoi cela vous aide-t-il à comprendre le comportement des gens en période de crise ?

Les gouvernements, les partis et les institutions politiques sont au cœur de la gestion d’une crise, qu’elle soit sanitaire, militaire ou naturelle. L’étude des comportements électoraux nous éclaire beaucoup sur la formation de l’opinion publique quant à ces acteurs, mais aussi à l’égard des politiques et des décisions qu’ils prennent. Ainsi, notre attitude envers un politicien en particulier va influencer notre comportement face à la crise. Dans le contexte de la pandémie, on a observé, du moins au Canada, une phase initiale de ralliement des citoyens autour de l’État et des partis au pouvoir.

Pourquoi ?

Au début de la crise, les évaluations du leadership des dirigeants politiques et de leur gestion des événements ont affiché des taux très élevés de satisfaction, en partie en raison du discours rassembleur autour du thème : « Nous sommes tous ensemble face à la COVID-19 ». Or les études électorales nous rappellent que la partisanerie politique n’est jamais très loin. Ainsi, les partis et leurs discours, de même que l’identification des citoyens à l’un ou l’autre de ces partis jouent un rôle dans l’évolution des débats sur la gestion d’une crise. Nous avons vu ce phénomène émerger rapidement aux États-Unis, où il y avait dès le départ une remise en cause partisane de la réalité de la pandémie.

La pandémie risque-t-elle d’accroître la volonté de certains de contester les règles établies dans nos sociétés depuis longtemps, comme on a pu le constater aux États-Unis ?

Je n’en suis pas certaine. Cela dit, on vit dans une période marquée par une radicalisation. D’un côté, on observe une négation de l’expertise et de la science chez une frange de la population. De l’autre, on voit des groupes qui se battent pour l’inclusion et l’égalité [comme Black Lives Matter]. Je crois que la contestation aux États-Unis est basée sur une réaction à ces deux pôles, soutenus par les mouvements et les médias sociaux qui alimentent le sentiment de colère.

Dans votre dernier article, publié dans la Revue canadienne de science politique, vous écrivez que, devant les consignes sanitaires, les gens se retrouvent dans deux catégories : ceux qui estiment que c’est un devoir de les suivre et ceux qui pensent qu’il s’agit d’un choix. Pourquoi cette dichotomie?

Nous tirons ce constat de nos travaux en science politique sur les normes en lien avec le vote. Nous savons que la différence entre un devoir et un choix est très importante pour prédire la participation aux élections. La recherche a montré que les personnes qui ont un fort sens du civisme vont générale- ment voter parce qu’elles estiment qu’il s’agit d’une obligation morale. Pour les autres, il s’agit d’un choix.

Nous avons appliqué la même logique aux comportements dans le contexte de la crise actuelle. Les gens qui se sentent un devoir envers autrui sont plus portés à faire leur part, même quand ils en retirent eux-mêmes peu de bénéfices. Cela ne signifie pas que ceux qui ne partagent pas cette vision refuseront d’adhérer aux consignes. Lorsqu’ils constatent que tout le monde respecte les règles, ils sont plus enclins à faire de même.

Le devoir civique peut-il s’éroder face aux gens qui ne respectent pas les normes sanitaires ?

C’est possible. Les normes tendent à être assez stables, mais elles ne sont pas immuables ; d’où l’importance de respecter et de faire respecter les consignes, parce que cela a un effet même sur ceux et celles qui ne partagent pas la norme. Prenez l’exemple du couvre-feu imposé au Québec en janvier : dans l’ensemble, les gens ont respecté la directive gouvernementale. Seulement quelques centaines d’entre eux ont dérogé à la règle. C’est impressionnant.

Une crise est un choc pour les citoyens. Cela les rend-il plus disciplinés et plus enclins à respecter les règles ?

Ce n’est pas la crise qui rend les gens plus ou moins disciplinés ; c’est la façon dont la société réagit. Si on veut que les gens suivent les directives, il faut les convaincre qu’elles sont nécessaires et qu’il s’agit d’un devoir envers les autres. En régime démocratique, la pédagogie est importante : il faut constam- ment expliquer les choix, en s’assurant que ceux-ci sont clairs — et pas aléatoires — et que les élites ne contesteront pas l’existence d’une crise, même s’il y aura certainement des débats sur les meilleures mesures pour lutter contre cette menace collective.

Quelles leçons les gouvernements devraient-ils tirer de la crise pour mieux affirmer la démocratie ?

Nos travaux témoignent de l’importance — pour les gouvernements, les partis et les médias — de promouvoir un message unique, tout en se montrant flexibles envers certaines personnes qui vivent la crise de façon différente. De plus, il faut donner aux citoyens les moyens de respecter les consignes. Je ne pense pas qu’une punition trop lourde soit efficace ; cela offre de la publicité aux contestataires. Enfin, il faut mettre en place des politiques publiques claires et faciles à suivre.

Au lendemain de la prise du Capitole, à Washington, le 6 janvier dernier, plusieurs insurgés ont justifié leur geste en invoquant le résultat des élections et l’imposition des mesures sanitaires. N’est-on pas en présence d’un cocktail explosif pour un État démocratique ?

Le cas américain est particulier. L’hyper-partisanerie aux États-Unis est un danger pour la démocratie américaine, et la pandémie a accentué le problème. Quand les gens ne reconnaissent aucune autorité à l’État, si ses décisions s’avèrent contraires à leurs souhaits, et si les élites ne sont pas contraintes par leurs partis ou par les institutions à se comporter raisonnablement, on ne peut pas espérer le respect des consignes sanitaires ou du processus électoral. On peut être en désaccord avec les choix du gouvernement, et il est nécessaire dans les démocraties de débattre de la bonne voie à suivre pour la société. Mais il faut que les gens respectent le processus qui permet à la société d’arriver à des décisions légitimes.

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Source :
Jocelyn Coulon
La recherche dans le réseau
de l'Université du Québec
Québec Science
Avril 2021, p. 3-4

© Université du Québec, 2024

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